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Les shrutis en musique indienne

Table des matières

Introduction
Le nom des notes
La valeur des notes
Les shrutis
En choisir 7 parmi 22
Les râgas
Conclusion

Introduction

Dans son "Traité de musicologie comparée", Alain Daniélou expose assez longuement le système musical modal des hindous. Comme pour la gamme de Zarlin, il s'agit de concilier des quintes et des tierces, mais le résultat est très différent, puisqu'il résulte en l'obtention d'une gamme chromatiques de 22 notes, appelées "shrutis".

Malheureusement, l'obtention précise de la valeur de ces 22 notes n'est pas totalement exposée. Sur son site "The Theory of 22 Srutis", Vidyasankar Sundaresan est plus précis. Mais les résultats de ces deux auteurs ne correspondent pas. Je ne suis en aucune manière en mesure d'arbitrer ! Je me conente d'étaler le peu que j'ai compris dans tout ça. L'exposé de ces idées me semble intéressant dans ce qu'il révèle de semblable et de différent entre le système hindou et les systèmes occidentaux.

Ceci même si parler de "système hindou" (au singulier) est déjà une erreur ! Le livre "Indian Music and the West" de Gerry Farrell expose de manière passionnante les différents aléas liés à la rencontre de la musique indienne et de la musique ocidentale, et entre autres les problèmes rencontrés par les musiciens occidentaux découvrant la musique hindoue au 18ème siècle :

De plus, le fait que ce soient des occidentaux qui tentent de comprendre le système musical hindou ne fait que compliquer le problème, vu que nécessairement, en l'observant, ils l'interprètent, et souvent le perturbent. Par exemple, la pression idéologique exercée sur les musiciens indiens afin qu'ils adoptent une une notation cohérente, n'est sûrement pas étrangère au rapprochement de la division en 22 srutis de celle des 12 demi-tons, ce rapprochement facilitant grandement les notations sur des portées musicales.

Se mêlera plus tard à ce débat le problème du sentiment nationaliste indien, qui fera que d'authentiques musicologues hindous apporteront leurs propres interprétations des anciens traités, et en fonderont de nouveaux pour une pratique plus actuelle de cette musique. Malheureusement, je n'ai pas trouvé d'ouvrage suffisamment grand public (donc à mon niveau...) qui m'explique où en sont aujourd'hui les théories musicales indiennes. Tant pis...

Tout ceci afin de relativiser grandement. Les calculs suivants ne sont que des idées d'explications d'un système qui n'a peut-être jamais été vraiment utilisé sous cette forme. Moins encore ici que dans ma page "Gammes et théories musicales", je ne prétends à la vérité, puisque cette vérité a évolué, par elle-même, au cours des siècles, et que notre vision sur elle a aussi évolué, et qu'il n'existe donc pas UNE vérité sur les srutis indiens, mais plutôt une "base spéculative" qui peut accepter de multiples accommodements et divergences...

Le nom des notes

Comme chez nous, la gamme indienne est composée de sept notes. S'y rajoutent deux notes secondaires, que nous ne prendrons pas en compte. Pour rester au plus près du système hindou, nous utiliserons leurs noms de notes, à savoir :

Nom Shadja Rishabha Gandhara Madhyama Panchama Dhaivata Nishada
Abréviation sa ri ga ma pa dha ni

Il semble que l'idée de nommer les notes par l'utilisation d'une syllabe vienne donc en fait, comme c'est le cas de l'utilisation des chiffres décimaux en notation positionnelle, des hindous, qui apprirent ces systèmes aux arabes, qui les propagèrent en Europe.

Pour la notation des notes "intermédiaires", au lieu des dièses et des bémols, nous utiliserons la même abréviation, mais avec une majuscule. Cela nous donnera comme gamme :

sa Sa ri ga Ga ma Ma pa Pa dha ni Ni

Il est à noter que par rapport à la page "The Theory of 22 Srutis", j'ai renommé les notes. Cela afin de "coller" à d'autres textes, trouvés dans des encyclopédies musicales. Il semble que le noms des notes dans les théories musicales indiennes aient fluctuées au cours des temps et des traités musicaux. Mon choix a consisté à donner des noms "purs" (en minuscules) à la note de base, aux trois premières quintes ascendantes, et aux trois premières quintes descendantes (ou quartes).

La valeur des notes

Les contraintes à respecter sont les mêmes que pour les systèmes occidentaux : respecter le cycle des quintes, mais aussi respecter les tierces.

Par le cycle des quintes (multiplications successives par 3/2), on obtient les valeurs suivantes :

sa=1 pa=3/2 ri=9/8 dha=27/16 Ga=81/64 Ni=243/128 Ma=529/512

Par le cycle des quartes (ou cycle des quintes descendantes, donc multiplications successives par 4/3), on obtient les valeurs suivantes :

sa=1 ma=4/3 ni=16/9 ga=32/27 Pa=128/81 Sa=256/243 Ma=1024/729

Mais les hindous veulent aussi profiter du rapport de tierce, qui donne comme valeur :

dha=5/3

A partir de cette nouvelle valeur de dha, on peut reconstruire toutes les autres notes, en redémarrant le cycle des quintes et des quartes, mais de façon décalée. Ce décalage vaut d'ailleurs (27/16)/(5/3)=81/80=Z, revoilà notre ami le comma Zarlinien !

Donc, à partir de "dha=5/3", nous avons les nouvelles valeurs suivantes :

sa=81/80 pa=40/27 ri=10/9 dha=5/3 Ga=5/4 Ni=15/8 Ma=45/32
sa=81/80 ma=27/20 ni=9/5 ga=6/5 Pa=8/5 Sa=16/15 Ma=64/45

Ce qui nous donne le tableau suivant :

Note hindoue Valeurs possibles Notes occidentales
sa 1, 81/80 Do, Do+
Sa 256/243, 16/15 Réb--, Réb-
ri 10/9, 9/8 Ré-, Ré
ga 32/27, 6/5 Mib-, Mib
Ga 5/4, 81/64 Mi, Mi+
ma 4/3, 27/20 Fa, Fa+
Ma 1024/729, 45/32, 64/45, 729/512 Solb--, Fa#+, Solb-, Fa#++
pa 3/2, 40/27 Sol, Sol+
Pa 128/81, 8/5 Lab-, Lab
dha 5/3, 27/16 La, La+
ni 16/9, 9/5 Sib-, Sib
Ni 15/8, 243/128 Si, Si+

Les shrutis

On obtient donc 26 valeurs possibles. On en supprime :

Ce qui nous donne au final nos 22 shrutis :

Do

1

Réb--

256/243

Réb-

16/15

Ré-

10/9

9/8

Mib-

32/27

Mib

6/5

Mi

5/4

Mi+

81/64

Fa

4/3

Fa+

27/20

Fa#+

45/32

Solb-

64/45

Sol

3/2

Lab-

128/81

Lab

8/5

La

5/3

La+

27/16

Sib-

16/9

Sib

9/5

Si

15/8

Si+

243/128

Ainsi que je l'ai déjà évoqué, il y a eu au cours du temps plusieurs décalages successifs dans le positionnement des notes. Cela vaut aussi pour la numérotation des shrutis. En effet, dans nombre de tableaux trouvés dans la littérature, à la note "sa" n'est pas attribué le "shruti numéro 1", mais le numéro 4.

Qui plus est, on peut trouver d'autres équivalences en gamme occidentale. Ces différences viennent d'une part de l'évolution des théories musicales au cours des siècles, et aussi du fait que la pratique vient avant la théorie. Du coup, à différentes pratiques musicales correspondent des théories pas toujours conciliables. L'Inde est un vaste pays, et son histoire est riche et complexe. Ce qui est pratiqué à une époque donnée dans une région donnée n'est pas forcément applicable à une autre région ou à une autre époque.

Voici un tableau donné par Mr Daniélou, qui propose d'autres valeurs :

Note
ancienne
  Nom Caractère Famille Gamme
moderne
  1 tîvra intense, aiguë, poignante, terrible 1.... Sib-
  2 koumoudvatî lotus blanc, fleur de lune .2... Si
  3 mandâ lente, perverse, froide, apathique ..3.. Si+
sa 4 chhandovatî son-étalon, mesure-des-sons ...4. Do
  5 dayâvatî compassion, tendresse .....5 Réb-
  6 rajanî agréable, colorée, lascive ....4. Réb
ri 7 ratikâ plaisir, sensualité ..3..
  8 raudrî brûlant, terrible 1.... Mib-
ga 9 krodhâ colère, fureur .2... Mib
  10 vajrikâ tonnerre, acier, diamant, sévère, insolente 1.... Mib+
  11 prasârinî diffuse, pénétrante, timide .2... Mi
  12 prîtih plaisir, amour, délices ..3.. Mi+
ma 13 marjanî purifiante, ornementale, excuse ...4. Fa
  14 kshitih pardon, destructible, la terre ..3.. Fa#-
  15 raktâ rouge, passionnée, colorée, aimant le jeu ...4. Fa#
  16 sandîpanî stimulante, passionnée .2... Fa#+
pa 17 alâpinî parlante, conversante ....5 Sol
  18 madantî érotique, printemps, intoxicante ....5 Lab
  19 rohinî jeune fille, éclair, développement .2... Lab+
dha 20 ramyâ nuit, amour, plaisir, repos, calme ...4. La
  21 ugrâ aiguë, passionnée, cruelle, formidable, puissante 1.... La+
ni 22 kshobhinî irrésolue, agitée ...4. Sib

A chaque shruti est associé un caractère, ainsi qu'une famille. A chaque famille est aussi associé un caractère :

Famille Nom caractère
1 Dîptâ merveilleux, héroïque, furieux
2 Ayatâ comique
3 Mridouh tendresse
4 Madhyâ gai et amoureux
5 Karounâ compassion, crainte

A chaque note est associé un shruti. On peut cependant utiliser, pour cette note, un shruti inférieur ou supérieur. Cette association se note ainsi :

Décalage Nom Signification
+4 ati-tivratama extrêmement aiguë
+3 tivratama très aiguë
+2 tivratara plus aiguë
+1 tivra aiguë
0 suddha normale
-1 komala douce
-2 purva première

Par exemple, le shruti "9" correspond au "ga suddha", mais aussi au "ri tivratara". Et le shruti "16" correspond au "ma ati-tivratama" ; il pourrait correspondre aussi au "pa komala", mais la note "pa" (la quinte) est invariable, et n'est utilisée qu'en "pa suddha".

Choisir parmi les différents shrutis possibles pour jouer une même note, se fait selon le sentiment que l'on désire exprimer. Par exemple, si on veut obtenir une tierce   majeure de Do qui soit tendre et paisible, on choisira le shruti "prasârinî" (Mi=5/4 ; caractère : diffus, pénétrant, timide) ; si on veut une tierce majeure plus énergique, joyeuse ou sensuelle, on choisira le shruti "prîtih" (Mi+=81/64 ; caractère : plaisir, amour, délices).

En choisir 7 parmi 22

Pour construire un mode, il s'agit de fixer la valeurs des 7 notes parmi les 22 shrutis, qui peuvent être plus ou moins décalées par rapport à leur position "normale". Il semblerait qu'en pratique, 12 shrutis aient été choisis comme emplacements possibles. En effet, de multiples confrontations ont eu lieu entre musicologues hindous et occidentaux, pour concilier ou non le système des 22 shrutis, et le système des 12 demi-tons. Cette confrontation se doublait de débats sur la notation à adopter, entre la notation occidentale en portée et la notation traditionnelle hindoue utilisant des lettres. Ce choix de 12 shrutis parmi 22 facilitait grandement la notation en dans une portée.

          3
          2
   | ---  1              Sib+  Sib
ni | === 22 --- |        La+   Sib-
   |     21     |
   | --- 20 === | dha    La    La
         19 --- |        Lab+  Lab
         18
pa ===== 17 ===== pa     Sol   Sol
         16 --- |        Fa#+  Solb-
         15     |
         14     |
         13 === | ma     Fa    Fa
         12
         11
   | --- 10              Mib+  Mib
ga | ===  9 --- |        Mib   Mib-
   |      8     |
   | ---  7 === | ri     Ré    Ré-
          6 --- |        Réb   Réb-
          5
sa =====  4 ===== sa     Do    Do

Ce diagramme se lit ainsi :

Comme "ri" est forcément inférieur à "ga", cela donne les possibilités suivantes pour le choix de "ri" et "ga" :

    "ri=6,ga=7" ; "ri=6,ga=9" ; "ri=6,ga=10" ; "ri=7,ga=9" ; "ri=7,ga=10" ; "ri=9,ga=10"

De même pour les choix de "dha" et "ni" :

    "dha=19,ni=20" ; "dha=19,ni=22" ; "dha=19,ni=1" ; "dha=20,ni=22" ; "dha=20,ni=1" ; "dha=22,ni=1"

Ce qui, ajouté au choix de "ma" entre 13 et 16, fait 6*6*2=72 possibilités. 72 modes que l'on numérote ainsi :

  17,19,20 17,19,22 17,19,1 17,20,22 17,20,1 17,22,1
4,6,7,13 1 2 3 4 5 6
4,6,9,13 7 8 9 10 11 12
4,6,10,13 13 14 15 16 17 18
4,7,9,13 19 20 21 22 23 24
4,7,10,13 25 26 27 28 29 30
4,9,10,13 31 32 33 34 35 36

Les modes 37 à 72 sont obtenus en remplaçant le shruti 13 par le shruti 16.

Les 72 modes ne sont pas tous utilisés. Voici quelques modes très utilisés ou célèbres :

    8, 15, 16, 20, 22, 28, 29, 36, 39, 45, 51, 53, 57, 65

Par exemple, le mode 65 correspond au choix des shrutis suivants  :

    65-36 = 29 = "4,7,10,13,17,20,1" donc 65 = "4,7,10,16,17,20,1"

Vues les différentes possibilités de correspondances entre un shruti et une note occidentale, ça donne :

    "Do, Ré, Mib+, Fa#+, Sol, La, Sib+" ou "Do, Ré-, Mib, Solb-, Sol, La, Sib".

Les râgas

Pour définir les râgas, je reste au plus près du "Traité de musicologie comparée" de Alain Daniélou.

Un râga est plus qu'un mode. Il désigne un ensemble de sons utilisés pour représenter un état émotionnel défini. Il est déterminé par quatre facteurs :

Ces quatre éléments suffisent à déterminer un mode et son expression. A l'intérieur de ces limites, toutes les combinaisons sonores et rythmiques sont permises, mais la moindre utilisation d'une note n'appartenant pas au mode ou d'un groupe appartenant au thème d'un autre mode détruit l'atmosphère et l'expression d'un râga.

Chaque râga correspond à un état émotionnel caractérisé, et l'auditeur est amené à cet état par le haut pouvoir de suggestion du mode. Qui plus est, chaque râga est aussi associé à un certain moment de la journée. Il ne s'agit pas seulement d'évocation, au sens où un mode peut par exemple faire penser au matin : les modes de l'aurore ne doivent être jouées qu'à l'aurore. "Joués avec une inspiration suffisante à d'autres heures que celles qu'ils décrivent, les modes peuvent changer le cours de la Nature, et l'on a vu des musiciens jouant en plein jour les modes de la nuit s'entourer peu à peu d'obscurité" précise Alain Daniélou....

Il y a trois divisions principales de la journée (des divisions plus fines aboutissent à des unités de 4, 24, ou 48 minutes) :

C'est pourquoi on parle du râga du matin ou de râga de la nuit, et pourquoi entendre des râgas du matin est si rare, puisque peu compatible avec l'habitude occidentale des concerts donnés exclusivement en soirée !

Conclusion

Selon "The New Grove - Dictionary of Music and Musicians", l'usage actuel des shrutis dans la musique du Sud de l'Asie est principalement d'indiquer des nuances expressives. Quant à leur donner des valeurs précises, voilà le commentaire en anglais :

"Hypothetical precision justifying ancient qualification schemes by invoking modern ones, however, merely constrains the flexible realities of intonation and expression without in any way accouting for them."

Que je traduirais par :

"Une précision hypothétique justifiant d'anciens systèmes de détermination en utilisant des systèmes modernes, cependant, ne peut que gêner la nature flexible de l'intonation et de l'expression, sans expliquer ces systèmes de quelque façon que ce soit."

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